Un dernier séjour avant l'été

Le printemps de Wellington avait définitivement commencé. Les jours rallongeaient, les arbres s’étaient couverts de feuilles, les oiseaux virevoltaient d’arbre en arbre et les gros cons étaient de sortie : les avions mouche-à-merde avaient repris leur ballet disgracieux autour de la péninsule, les grosses cylindrées sur deux roues hurlaient leurs basses, surtout à celles et ceux que ça importunait, et des V8 flambant neufs permettaient aux jetskis et à leur maître de faire des donuts dans la baie, arrosant les centaines de maisons alentours de leur pestilence. Nous n’avions pas pris de vacances non plus, en cette glorieuse année 2025, et je commençais à m’engueuler avec mon client. Bref, ce weekend à d’Urville tombait à point et la météo nous faisait la grâce de nous laisser passer.

Aussi, en ce joli vendredi 14 novembre, à deux heures du matin, la voiture montait doucement la rampe du ferry Livia que nous empruntions pour la première fois. C’était la dernière recrue de la flotte Bluebridge, encore une épave acquise d’occasion, mais bien rénovée. C’était surtout un rattrapage de façade, mais les enfants ne boudèrent pas leur plaisir et nous avions chacun un lit. Je fis le choix de ne pas trop regarder la moquette et la traversée fut bonne.

À 6 h, nous étions à Picton et, comme le demandait la tradition, je pris d’abord commande, à la sortie du bateau, de quelques viennoiseries très médiocres à une vendeuse déjà de mauvaise humeur, à la seule boulangerie ouverte à cette heure-ci. Heureusement, le paysage restait, lui, magnifique, car il fallait bien que quelqu’un relève le niveau. Quand nous quittâmes Havelock, la brume se levait à peine. Mon humeur maussade s’évaporait avec les nuages jusqu’au col d’Okiwi Bay où tout le paysage s’ouvrit d’un seul coup. On avait beau être habitué, ça en jetait pas mal. La mécanique de mise à l’eau suivit comme un métronome et à 9 h, nous étions en route.

En entrant dans Greville Harbour, c’est Cosmo le premier qui sauta de joie. Il me rappela Adan qui, lors de notre première arrivée, avait lâché : « Je suis trop content d’être là ! ». Aujourd’hui, notre aîné était un peu plus réservé, et l’expression maximale de sa joie consista en un hochement de tête qui souleva un peu la commissure de ses lèvres. Mais je le savais profondément heureux à l’intérieur, tout autant que Seb et moi.

L’île était déserte : pas de Rupert, pas de Phil, pas de Guy and Gil et pas de Graeme. Nous étions seuls. Remonter à la maison fut assez rapide du fait de notre petit chargement. J’avais une réunion de travail à 13 h, mais j’eus quand même le temps de m’occuper des eaux usées : ça faisait plusieurs fois que les réservoirs de traitement nous demandaient un peu d’attention en nous gratifiant de leurs effluves. Mais il y eut plus de peur que de mal : les cuves étaient, toutes choses relatives, en bon état de fonctionnement et rien ne semblait bouché.

Mais c’étaient d’autres parfums maintenant familiers que d’Urville utilisait pour m’accueillir : le sucre des manukas en fleur, l’humus des sous-bois humides, le macrocarpa de notre chambre, la figue mûre de notre salle de vie. Les cigales n’étaient pas encore là mais les couleurs de l’été brûlaient de partout. Après de multiples séjours sous la grisaille, c’était bonheur que de voir la flamboyance du bush et de la mer reprendre le dessus.

Dans l’après-midi, Seb et les enfants descendirent à la rivière et je les y rejoignis, d’abord pour aller rendre visite à Mōhio, puis sur la plage où ma famille s’était installée. Il y avait beaucoup de raies, mais Cosmo n’en avait cure : il se baignait allègrement et je finis par le rejoindre. Certes, je n’avais prévu ni maillot, ni serviette, mais il y avait du soleil, alors… Seb avait ramené des huîtres et nous les dégustâmes un peu plus tard, de retour à la maison, entre apéro et soleil couchant. Adan avait décidé qu’ils commenceraient les Harry Potter, et c’est avec L’École des sorciers qu’ils conclurent une très longue journée.

Il n’y eut pas grand monde pour me croire quand, samedi, nous levant sous un ciel parfaitement bleu, je relatai une pluie diluvienne qui avait eu lieu à deux heures du matin. Mais la preuve m’en fut fournie quand le camping d’Okiwi Bay me téléphona pour relancer la charge de la voiture : je l’y avais laissée la veille, comme d’habitude et selon notre arrangement avec Pam, mais ce matin, la charge avait cessé. Un certain Mike m’appela pour me demander si ce qu’il avait mis en œuvre avait relancé la charge. Il m’expliqua que la pluie avait tout fait sauter à Okiwi Bay ! Il fut aussi très demandeur de détails sur mon bateau et surtout sur la voiture : comment un véhicule électrique pouvait tracter un bateau par-delà le col qui menait à Rai Valley ? « Très bien », lui répondis-je, « et sans effort. » Seule la batterie vieillissante réclamait un petit coup de pouce que Pam n’avait jamais refusé de nous donner. J’étais content de pouvoir contribuer un peu à déconstruire des mythes et à soutenir la cause électrique par mes actes.

Le beau temps n’allait pas nous quitter du weekend, une bénédiction après plusieurs séjours passés sous la grisaille. Je préparai un pain puis chacun commença sa journée à sa façon. Pour moi, je débutai par une exploration du bush alentour. J’étais très impatient de déployer notre deuxième verger et j’essayais de trouver un site approprié. De toute façon, comment mieux rentrer dans l’esprit d’Urville qu’en étant dehors ? J’étais en mission mais goûtai chaque seconde de ce crapahutage sylvestre, comme un gamin investi d’une lourde responsabilité et cachant son enthousiasme par un regard sérieux ! Puis, voyant que ma famille était très occupée à préparer les cannes à pêche, j’entrepris de positionner définitivement l’escalier menant au verger. Bien sûr, tout ça prit un peu de temps et, quand j’eus terminé, tout le monde était en bas à ramasser des moules et à remonter du poisson. Je les rejoignis : l’eau était limpide et paisible. Cosmo ne mit pas longtemps à me rejoindre pour faire le tour du ponton par la mer !

L’après-midi fut à l’avenant, mais côté rivière. Après une bonne sieste et quelques opérations de maintenance, je descendis, le hamac sur l’épaule et un livre : The Garden in the Clouds. Les garçons profitèrent de la marée basse et de l’espace pour faire du frisbee avec un couvercle trouvé sur la plage. Cosmo effectua un lancer un peu trop puissant et le frisbee finit dans le bush. Quand Adan se baissa pour le récupérer dans les tussocks, il entendit un bruit dans le bush : un sanglier se trouvait à quelques pas ! Adan recula doucement et s’empressa de venir me raconter sa rencontre ! Un peu plus tard, je partis moi-même me promener dans le coin en direction de Mōhio en espérant croiser le suidé, mais celui-ci avait disparu.

Dimanche matin, le soleil était tout aussi éclatant. Adan fit des pancakes. D’habitude, il fallait plusieurs jours de disputes aux enfants pour rentrer dans le rythme d’Urville : pas cette fois-ci. Les deux semblaient s’être glissés immédiatement dans un esprit de camaraderie et de compromis. C’était un vrai plaisir, pour eux et pour nous, de les voir jouer ensemble : Cosmo avait fait tomber toutes ses barrières et était maintenant aimanté à son frère. Cet esprit coopératif se prolongea quand nous partîmes pour Black Reef avec les cannes et un pique-nique. La houle était un peu forte et, une fois le 6ᵉ blue cod remonté, j’emmenai le bateau devant la maison de Rupert et celle de Phil. Je savais le premier absent ce weekend (il me l’avait indiqué la semaine précédente lors d’un café à Wellington) et le bateau de Phil n’était pas là : la plage était vierge, il n’y avait personne. Je pris mes chaussures d’eau et mis un chapeau ainsi que mon téléphone dans le sac étanche puis rejoignis la plage. Le soleil cognait pas mal mais, au moins, nous étions un peu protégés du vent. Je disparus dans les dunes pour retrouver le lagon. Là, pas la moindre bise, mais une chaleur écrasante dont profitaient quelques paradise ducks et des pukekos. Je pouvais voir des buissons de cabbage trees, des flax géants aux fleurs pourpres et je repensai à ce poème, ses océans rugissants, ses ciels étoilés, le chant des tuis, et sa conclusion : « This is home, this is home, this is home, Aotearoa. » C’était mon sentiment : entier, seul dans cette immensité de nature, j’étais chez moi. Rempli d’un bien-être apaisé, je repartis vers la plage et le bateau. Cosmo voulait maintenant se baigner avec moi, et nous repartîmes tous les deux à la plage. Il tenta de m’attraper et me poursuivit de ses rires alors que nos pieds éclaboussaient les vagues venues lécher la plage.

Tout était fluide et c’est repus de bonheur que nous rentrâmes à la maison. Vers 16 h, le même programme que la veille fut déroulé à la rivière, avec frisbee, hamac et jardin dans les nuages. Adan et Cosmo continuèrent d’écrire des souvenirs à deux. Vêtu d’un pull et de mes chaussures, je partis me promener à la cascade. Comme elle était encore au soleil, je pris un dernier bain rapide puis revins rendre une dernière visite à Mōhio. De retour à la maison, les enfants lancèrent Harry Potter 2 et je me plongeai dans le rangement pendant que Seb préparait le dîner. Lundi midi, après 72 heures sur place, nous refermions la porte de la maison pour la dernière fois avant Noël. La proue du bateau fendit l’eau et Cosmo cria « Au revoir d’Urville ! »

Cette parenthèse éphémère nous a encore comblés, aidés par des conditions idéales : personne, peu de vent, du soleil, des couleurs et peu de travail. La symbiose entre nos deux garçons avait elle aussi contribué à un weekend parfait. Venir à d’Urville à chaque mi-temps du trimestre était certes répétitif et nous empêchait de découvrir ou profiter d’autres horizons, mais c’était aussi la promesse d’un moment réussi, calme et apaisé, qui convenait à tout le monde. Comme à chaque fois, nous fermions la porte avec un peu d’amertume et avec l’attente déjà naissante de notre prochaine visite.

Benoit, le 17 Novembre 2025